CHAPITRE II

La porte du wagon se referma avec un claquement sec et le métro téléguidé démarra, alors que John Wayne se dirigeait vers la sortie, indiquée par le panneau aux lettres blanches : Vers place St-Michel. Comme d’habitude à cette heure-ci, la station était déserte : les gens s’aventuraient rarement dans le métro après la tombée de la nuit…

John Wayne atteignit l’extrémité du quai et pénétra dans le couloir aux murs de métal orange, qui longeait la carcasse désormais inutile du vieil escalator : le tremblement de terre avait failli être fatal à la station ; une bonne partie du plafond s’était effondrée, enfouissant sous des tonnes de pierres et de ciment le hall où l’on vendait les billets, bloquant littéralement les quatre entrées existantes et stoppant d’un coup sec le mouvement, jusqu’alors inexorable, de l’escalator chromé. La voie avait heureusement été épargnée par les éboulements et la circulation souterraine avait pu continuer ; plutôt que de chercher à débloquer les anciens accès, l’ingénieur chargé de la reconstruction avait choisi d’en percer un nouveau, dans le prolongement du dernier couloir encore praticable, débouchant étrangement à l’air libre à quelques mètres de l’ex-sortie Place Michel, redonnant ainsi toute sa signification à l’antique panneau indicateur.

John Wayne allait atteindre l’escalier de béton menant à l’extérieur lorsque le premier coup de feu claqua. La balle ricocha contre le mur, à quelques centimètres de son visage, écaillant la couche de peinture dont était recouverte l’épaisse plaque de métal.

John Wayne s’accroupit, dos plaqué à la paroi, et dégaina son revolver de l’étui sanglé sur sa cuisse droite, dégageant d’un coup de pouce le cran de sûreté.

Une deuxième balle frôla son épaule : ils le canardaient d’en haut et il faisait tellement noir dehors qu’il ne pouvait même pas les apercevoir. Lui, par contre, constituait une cible magnifique, avec son costume sombre sur le fond orange criard des murs.

Pas question de rester là !

Il tira, deux fois, au hasard, vers le haut de l’escalier et rebroussa chemin en courant. Il entendit avec satisfaction un bruit de cavalcade derrière lui ; s’ils avaient décidé d’attendre, coûte que coûte, qu’il sorte, il aurait été en mauvaise posture : il ne pouvait tout de même pas passer la nuit dans le métro. On ne comptait plus les clochards qu’on avait retrouvés au petit matin, recroquevillés sur un banc, grelottants et à moitié morts. Lorsqu’une bonne âme se décidait à les signaler à la police en utilisant le téléphone d’urgence, souvent détraqué, que comptaient tous les quais, on les transportait à l’hôpital ; ou à la morgue, si un type encore plus affamé qu’eux et aux poches encore plus vides était passé pendant la nuit.

Quelques détonations retentirent sans danger derrière John Wayne ; le couloir était trop sinueux et il avait pris trop d’avance pour permettre un tir correct. D’après le bruit des pas, il supposa que ses poursuivants étaient deux mais il pouvait se tromper ; difficile de juger, avec la résonance…

Ils débouchèrent en face de lui alors que, arrivant de nouveau sur le quai, il plongeait derrière la carcasse rouillée de l’escalator.

Il appuya sur la détente par deux fois, sans ajuster son tir, faisant éclater dans une gerbe de sang la tête du plus grand des tueurs. L’autre se jeta à terre et roula sur lui-même jusqu’au bas de la paroi protégeant la cage de l’escalator, se soustrayant au champ visuel de John Wayne qui ne pouvait tenter de l’apercevoir sans prendre le risque de tomber sous son feu.

Il monta quelques marches, ses semelles de crêpe étouffant le bruit de ses pas, et jeta un coup d’œil par-dessus la bande de caoutchouc qui avait été autrefois une main courante : le type était allongé sur le sol, mains crispées sur son revolver, un gigantesque parabellum.

« Deux mètres en contrebas », pensa John Wayne, trois à tout casser…

Le regard du tueur était fixé en avant : visiblement il n’imaginait pas que son adversaire puisse surgir d’ailleurs que de l’extrémité de l’escalator. John Wayne hésita à tirer directement sur lui d’où il se trouvait : d’une part ça n’aurait pas été très fair-play et, surtout, le déclic du chien armé risquait de lui faire perdre l’avantage de la surprise ; s’il l’avait raté, il se serait retrouvé dans une situation complètement bloquée.

Il rengaina son Colt ; pas moyen d’y couper : il devait sauter !

Prenant appui des deux mains sur la rambarde il se propulsa de l’autre côté et atterrit souplement à quelques centimètres du visage du tueur.

Surpris, celui-ci tourna la tête vers lui et, avant qu’il ait eu le temps de réagir et de tirer, John Wayne lui balança son pied à la pointe du menton.

Il y eut un craquement sec d’os brisés et la main du tueur retomba, inerte, le long de son corps. Si on en jugeait par l’angle que faisait sa tête avec son torse, il avait probablement les vertèbres cervicales brisées.

John Wayne épousseta délicatement les jambes de son pantalon, maculées par la poussière des marches, et se dirigea à nouveau vers la sortie.

John Wayne traversa la rue St-Jacques en quelques enjambées et arriva à l’entrée de la rue Galande. Il n’avait pas rencontré d’autres tueurs depuis sa sortie du métro : Lescarre avait dû penser que deux hommes étaient suffisants pour l’abattre et, en froid calculateur qu’il était, il n’avait pas jugé bon d’en envoyer plus pour l’accueillir.

Il n’avait pas peur, ce qui était déjà un atout dans son jeu : un truand qui a la trouille est déjà bon pour s’occuper des formalités de son enterrement, prêt à aller rejoindre papa Capone et tonton Nitti au fast-food des racines de pissenlit.

John Wayne ralentit son allure ; à l’exception de l’enseigne du cinéma, aucune lumière ne venait détruire la pénombre de la rue étroite. Il y avait longtemps que les restaurants exotiques qui la bordaient – arabes et chinois – ne servaient plus de repas après dix heures du soir, moment où toute la clientèle dite « respectable » finissait d’évacuer les rues pour aller se terrer chez elle.

Le vieux cinéma oublié, lui, commençait de vivre après le coucher du soleil, pour une seule et excellente raison : il constituait le lieu de rendez-vous favori de Lescarre et de ses lieutenants, chose que tout le monde ignorait, mise à part l’organisation. Mais l’organisation possédait des moyens de renseignements que même le gouvernement ne pouvait prétendre égaler.

Rasant le mur, John Wayne s’approcha lentement du cinéma, jusqu’à ce qu’il pût voir l’intégralité de la façade vitrée.

Personne ! Pas un garde en faction devant la porte : ils le prenaient vraiment pour un amateur ; il y avait probablement une dizaine d’hommes armés, planqués à l’intérieur et prêts à déverser leur chargeur dans l’estomac du premier curieux qui se présenterait.

John Wayne rebroussa chemin et contourna le pâté de maisons, en direction de ce qui avait été la « sortie de secours » du cinéma : une petite porte de fer, discrètement encastrée dans un mur de béton. Il n’était jamais venu ici, auparavant, mais on lui avait décrit les lieux avec un tel luxe de détails qu’il avait l’impression d’y avoir toujours vécu. L’organisation ne laissait rien au hasard, avertissant même ses victimes à l’avance pour que seule l’habileté de l’exécuteur entre en jeu dans l’opération, d’où la réception qu’on lui avait réservée.

Il y avait un seul homme près de la porte ; nonchalamment adossé au mur, les bords du chapeau rabattus sur les yeux, il tirait de longues bouffées d’une cigarette à bout doré qu’il pinçait entre le pouce et l’index.

Du tabac américain, diagnostiqua John Wayne, à l’odeur, sorti tout droit du marché noir…

Le type s’ennuyait, cela crevait les yeux, et il aurait bien aimé aller rejoindre ses petits camarades à l’intérieur. La nuit était relativement fraîche…

John Wayne ne pouvait pas se permettre d’être subtil : il tira son cran d’arrêt et fonça sur l’homme en faisant claquer la lame hors du manche. Il lui assena son poing sur la bouche au moment où il allait crier et, le plaquant contre le mur, enfonça son couteau entre deux côtes, jusqu’à la garde.

L’homme devint mou entre ses mains et il le lâcha, se désintéressant du cadavre pour s’attaquer à la porte. Fermée à clef, elle ne résista pas longtemps à son passe-partout et il se retrouva dans un couloir un peu obscur qui sentait la poussière.

Tout au bout, un escalier de béton lui tendait les marches. Il s’y engagea prudemment, s’arrêtant à chaque pas pour écouter si personne ne venait.

Au bout d’un moment, des bruits de voix commencèrent de parvenir à ses oreilles : une discussion animée. Il arriva bientôt devant une porte capitonnée, entrouverte, devant laquelle il s’accroupit, la main sur la crosse de son Colt.

C’était l’ancienne salle de projection…

Longue d’une dizaine de mètres et faiblement éclairée par quelques tubes au néon appliqués le long des murs, elle respirait le désintérêt et l’abandon. Plus personne n’allait au cinéma, hormis quelques frustrés avides d’images pornographiques ; l’action avait lieu dans la rue…

Entre les bras accueillants des fauteuils moelleux, recouverts d’une toile un peu râpée, étaient assis une vingtaine d’hommes au visage soucieux : les truands à la solde de Lescarre, les plus importants…

John Wayne les reconnaissait, pour avoir longuement étudié la photo de chacun d’eux avant de se mettre en chasse. Il y avait là Jacques Lavina, bras droit de Lescarre, grand et sec, Jérôme Martin – spécialiste des filles –, un petit blond à l’aspect faussement angélique, et d’autres, beaucoup d’autres.

Il connaissait leurs noms, leurs habitudes, l’adresse de leurs petites amies, jusqu’à l’emplacement exact de tous leurs grains de beauté.

Mais, au-delà de tous les subalternes, il connaissait Lescarre…

François Lescarre : ancien ingénieur des mines qui avait trouvé plus lucratif de se reconvertir dans le racket à la mode des années 1930 et dans le trafic de drogue. Il faisait aussi un peu dans les prostituées, sous l’impulsion de Martin, à temps perdu, pour arrondir les fins de mois, mais son plus gros business restait la protection des établissements de jeu et des débits de boissons.

François Lescarre : le numéro un de la pègre parisienne et probablement l’un des dix plus gros truands mondiaux.

François Lescarre : la cible de John Wayne…

Et il était là ; bien que l’angle sous lequel il voyait la salle ne lui permît pas de l’apercevoir, John Wayne entendait sa voix, ferme et impérieuse, qui exhortait, donnait des ordres. Il devait s’adresser à ses hommes depuis la petite estrade qui s’étendait devant l’écran.

— Guernot est parti en guerre contre nous, vociférait-il. Aujourd’hui même, il a envoyé un exécuteur pour m’abattre !

Il y eut un murmure de stupéfaction générale et la voix de Lescarre prit un ton ironique pour enchaîner :

— Bien sûr, je m’en suis occupé. En ce moment il doit se reposer sur les rails du métro. En pièces détachées…

Les truands éclatèrent de rire et John Wayne se joignit silencieusement à eux, pour ses propres raisons.

— Je vous ai convoqués ici, reprit Lescarre, pour vous dire de ne plus prendre de gants avec les hommes de Guernot. Depuis ce matin il a une excellente raison de ne plus entraver nos actions. Je suppose que vous voyez de quoi je veux parler ?

Lescarre donna encore deux ou trois instructions, sur un ton d’homme d’affaires, mais la réunion touchait à sa fin ; les truands se levèrent les uns après les autres et remontèrent la rangée de fauteuils jusqu’à l’étroite sortie, par laquelle ils disparurent.

Et c’est alors que John Wayne vit Lescarre, marchant lentement et pesamment à la suite de ses séides : lourd et courtaud, il accusait largement ses cinquante-six ans, avec des cheveux gris qui, loin de lui conférer un « certain charme » comme c’est parfois le cas, contribuaient à le vieillir, en se faisant de plus en plus rares.

John Wayne aurait pu l’abattre sur-le-champ, ne risquant somme toute rien de plus qu’une course-poursuite jusqu’à la station de métro, mais quelque chose l’empêcha de mettre ce projet à exécution. Lescarre avait parlé d’une bonne raison liant les mains de Guernot, son concurrent direct pour le racket, et l’exécuteur avait envie d’en apprendre plus. Il n’était pas payé pour penser, mais parfois il lui arrivait de faire ce cadeau au client, en guise de supplément gratuit.

Les lumières de la salle s’éteignirent et John Wayne se précipita à l’intérieur, fonçant à pas feutrés vers la porte de sortie. En arrivant en face de celle-ci – débouchant sur le hall d’entrée vitré qu’il s’était refusé à emprunter un peu plus tôt –, il constata qu’elle était restée ouverte et fit un saut en arrière, se dissimulant derrière une cloison juste à temps pour échapper au regard d’un truand.

Il dégaina son Colt et retint un instant sa respiration.

Il savait que Lescarre restait toujours dans le cinéma après une réunion, ne conservant près de lui que quelques gardes du corps.

Dans le hall, deux hommes discutaient gaillardement de leurs pertes de jeu. Si, pour mettre les choses au pire, on en imaginait un autre, resté muet jusqu’ici, ils n’étaient pas plus de trois, ce qui était largement insuffisant pour arrêter John Wayne.

L’exécuteur s’avança calmement dans l’embrasure de la porte, doigt sur la détente, main gauche à plat sur le chien. Ils n’étaient que deux, deux armoires à glace au visage taillé en lame de serpe.

— Hé ! fit John Wayne.

Sa première balle toucha l’homme de gauche au niveau du cœur alors qu’il portait la main à son aisselle. Celui de droite n’eut que le temps de dégainer : l’impact créa une fleur rouge au milieu de son front et il s’écroula en vomissant un peu de sang.

Sans hésiter, se fiant à ce qu’il avait appris de la topographie des lieux, John Wayne se lança dans l’escalier qui, dissimulé derrière le guichet où il y a bien longtemps une charmante jeune femme vendait des places, menait à l’étage supérieur.

Dès qu’il aperçut l’ombre large se profiler au-dessus de lui il tira, instinctivement, faisant sauter de la main de Lescarre le minuscule Derringer qu’il serrait entre ses doigts boudinés. Celui-ci émit un petit cri de douleur et regarda l’exécuteur avec des yeux apeurés, de petits yeux porcins où se lisait l’incompréhension.

Agitant son revolver, John Wayne repoussa le gros homme jusque dans la pièce qu’il avait dû quitter précipitamment en entendant les coups de feu.

C’était une chambre, une petite chambre douillette, meublée en style indéterminé, mais certainement d’époque, et aux murs recouverts d’un papier peint vert pomme. Un abat-jour de soie rouge y faisait régner une lumière tamisée du meilleur effet.

Il était facile de comprendre pourquoi Lescarre venait souvent ici…

John Wayne s’apprêtait à poser une question au truand, recroquevillé de peur sur lui-même, lorsqu’il vit la fille…

Elle était allongée sur le lit, inconsciente, chemisier déboutonné jusqu’au ventre et jupe retroussée sur des cuisses longues et bronzées. Visiblement le vieux n’avait pas eu à son égard que des intentions dignes d’un gentleman, et John Wayne le comprenait un peu : avec sa longue chevelure blonde, sa bouche en cœur et ses vêtements en désordre, la fille était positivement adorable. Vingt ans tout au plus…

Ce devait être ça, la bonne raison !

Profitant de l’inattention momentanée de l’exécuteur, Lescarre fit mine de prendre son élan vers la porte mais John Wayne lui colla l’extrémité de son Colt devant les yeux.

— Pas de ça, vieux, dit-il froidement, assieds-toi un moment, nous avons à causer.

— Qui… qui êtes-vous ? balbutia Lescarre en obéissant.

Il était toujours amusant de constater que dans un tel dialogue, celui qui vouvoyait l’autre était toujours du même côté du revolver…

John Wayne éluda la question d’un geste vague et désigna la fille.

— Dis-moi plutôt qui elle est, elle !

— C’est la fille de Romain Guernot, dit Lescarre dans un souffle. Qu’est-ce que vous allez me faire ?

— La fille de Guernot…, murmura John Wayne sans répondre.

Bien sûr : le racketteur était obligé de baisser les bras devant son adversaire sous peine de retrouver sa chérubine décapitée dans un terrain vague. C’était la méthode habituelle de Lescarre, sa marque de fabrique en quelque sorte.

— Si vous me laissez partir, je vous donnerai de l’argent ; plus que vous n’en avez jamais eu ! Et vous pouvez prendre la fille aussi, si ça vous fait plaisir…

John Wayne contempla pensivement le gros homme. Tremblant de tout son corps, un filet de salive coulant le long de son menton, il était véritablement répugnant. Difficile de se convaincre que ce type tenait entre ses mains la moitié de la capitale…

— Je suis un exécuteur ! dit John Wayne, en relevant le chien du Colt. Je suis venu te tuer !

Sans lui laisser le temps de réagir il appuya sur la détente : la balle cueillit Lescarre au-dessous de l’œil droit, fracassant la pommette et le projetant contre le mur. Il s’effondra lentement sur le sol, secoué par un dernier hoquet, avant de s’immobiliser pour toujours.

Délaissant le corps sanguinolent, John Wayne s’approcha de la fille.

Sa poitrine se soulevait régulièrement, témoin d’une respiration lente et profonde, mais elle était toujours sans connaissance. Les quelques traces de piqûres qu’elle portait au bras droit, à la saignée du coude, confirmèrent ce dont l’exécuteur se doutait déjà : on l’avait droguée, lui refilant sans doute une nouvelle dose à chaque fois qu’elle menaçait de se réveiller…

John Wayne posa la main sur le genou de la fille, laissa ses doigts errer un peu sur la jambe finement gainée de soie, puis rabattit d’un geste brusque la jupe sur ses cuisses.

Il passa un bras autour des épaules de la fille, l’autre sous ses jambes et la souleva délicatement du lit : elle ne pesait presque rien. John Wayne secoua la tête et se traita mentalement d’imbécile heureux.

Qu’est-ce qu’il allait bien pouvoir faire d’elle maintenant ?

John Wayne pénétra silencieusement dans la loge de Tara et referma la porte d’un coup de pied. La fille Guernot dormait toujours, inerte, entre ses bras, et même ce poids plume se faisait douloureusement sentir dans ses muscles ; il l’avait trimbalée de la rue Galande au théâtre du Châtelet et, en dépit des trois stations de métro pendant lesquelles il avait pu l’allonger sur une banquette, la fatigue commençait de s’insinuer en lui.

Il déposa la fille sur un fauteuil et s’assit à son tour, en poussant un soupir de soulagement. Tara n’était pas là : c’était probablement l’heure de son numéro ; heureusement, John Wayne avait toujours sur lui la clef de la loge, souvenir du temps où leurs relations avaient un caractère intime régulier, bien avant qu’il ne rentre au sein de l’organisation.

À cette époque-là elle était danseuse, dans un des derniers théâtres où l’on représentait encore des ballets classiques ; elle était belle et John Wayne croyait qu’il l’aimait.

Mais c’était très longtemps auparavant…

Depuis ils étaient restés amis, tout simplement, et quand elle avait changé de théâtre elle avait aussi changé la clef dans le trousseau de John Wayne. Question d’habitude…

La loge, une petite pièce carrée aux murs blafards, était plongée dans l’obscurité et l’exécuteur ne fit rien pour allumer une quelconque lumière : le noir lui faisait du bien, de temps en temps, quand il avait besoin de réfléchir.

Il contemplait rêveusement les courbes toutes proches du visage de la fille ; ses paupières closes, au-dessous de fins sourcils maquillés, son petit nez légèrement retroussé et ses lèvres entrouvertes, soulignées par un lipstick à la pâle couleur orangée, lui composaient une expression un peu trop candide, à la limite de la mièvrerie. Pourtant John Wayne ne pouvait s’empêcher de se laisser prendre à ce charme quasi virginal, sans en comprendre la raison : il n’avait jamais été particulièrement attiré par les filles pures et innocentes. En général, elles l’ennuyaient même assez vite.

Et il comprenait encore moins pourquoi il l’avait emmenée jusqu’ici : en toute logique, il aurait dû la laisser où il l’avait trouvée et se désintéresser de tout ce qui n’était pas sa mission : descendre Lescarre. Au mieux, il aurait pu passer un coup de fil à son père affectionné pour qu’il sache où la trouver, mais pas se charger du fardeau qu’elle représentait pour quelqu’un comme lui !

John Wayne haussa les épaules : il avait parfois ce genre d’impulsions inexplicables auxquelles il était incapable de résister et qui se soldaient souvent par des catastrophes mais lui procuraient aussi parfois des moments de bonheur d’une rare intensité. Que serait-ce cette fois-ci ? Bah ! Alea jacta est, avait dit ce bon vieux Jules, alea jacta est !

John Wayne se leva et sortit, refermant la porte à clef.

Brusquement il avait envie de voir le spectacle. Avec un peu de chance, personne ne remarquerait qu’il n’avait pas payé sa place, sinon, il pourrait toujours tenter de le faire à l’influence. Les gens « normaux » ressentaient toujours un certain malaise en face d’un exécuteur et évitaient en général de le contrarier.

John Wayne redescendit l’escalier aux marches recouvertes d’un tapis élimé, maintenu par des barreaux métalliques qui un jour avaient dû être badigeonnés de peinture dorée – les loges étaient au dernier étage de ce monumental édifice qu’est le Châtelet – et passa la porte à deux battants qui menait aux tables du deuxième balcon.

Etrange cheminement en vérité que celui de ce théâtre qui avait commencé sa carrière au Moyen Age en tant que prison humide et qui, bombardé pour un temps « théâtre musical de Paris » à la fin du XXe siècle, était finalement devenu un cabaret. Les fauteuils avaient remplacé les cachots et les tables de jeu avaient remplacé les fauteuils, commuant un lieu « honnête » en rendez-vous nocturne de tous les tricheurs, alcooliques et autres détraqués de la ville.

John Wayne passa devant une table où trois types en costumes stricts perdaient leur argent en jouant au blackjack avec le jeu truqué que manipulait un croupier. Les gens qui continuaient de venir tenter leur chance ici étaient soit très riches, soit complètement inconscients ; peut-être les deux…

Ici, on ne pouvait pas tenter la chance, puisque la chance n’avait pas sa place. John Wayne s’en était aperçu un soir, en se laissant dépouiller de ses dernières économies sur le tapis vert d’une table de roulette, et depuis il allait exercer son vice dans d’autres tripots.

L’excitation que provoque le jeu c’est le risque de perdre, pas la certitude.

John Wayne appela d’un geste une serveuse vêtue d’un collant noir suggestif ; elle se dandina vers lui, un sourire professionnel au bord des lèvres, et allait lui présenter le plateau qu’elle portait lorsque son regard se posa sur la hanche de l’exécuteur. L’expression de la fille se figea. John Wayne n’avait jamais compris pourquoi un revolver porté en évidence faisait toujours plus d’effet qu’un lourd automatique déformant la poche intérieure d’une veste…

Il délesta le plateau d’un verre de whisky et glissa dans l’échancrure du décolleté de la serveuse un billet de cinquante francs – à l’effigie de Napoléon Ier – qui se voulait rassurant.

Ces billets avaient été émis une vingtaine d’années plus tôt, quand régnait en plein la mode du renouveau impérial ; à force d’intoxication populaire quotidienne elle avait failli foutre en l’air toutes les républiques mondiales ; il y avait même eu des remous aux U.S.A. qui pourtant n’avaient jamais connu l’ancien régime… Le président français de l’époque avait retiré de la circulation tous les billets existants et en avait fait imprimer d’autres, portant orgueilleusement sur leurs deux faces le portrait d’un empereur. Jules César avait eu droit au billet de 500 francs, Charlemagne à celui de 100 francs et ainsi de suite, par ordre d’importance, jusqu’à Bokassa 1er, empereur de Centrafrique, trônant fièrement au centre des billets de cinquante centimes.

Depuis, les présidents qui s’étaient succédé avaient négligé de les changer, bien qu’étant, eux, farouchement républicains.

John Wayne s’approcha de la rambarde un peu branlante du balcon et braqua son regard sur la scène, immense, où une vingtaine de beautés à demi dévêtues dansaient au milieu d’un océan de plumes et de brouillard artificiel. Elles n’étaient pas très douées mais, de toute façon, les quelques rares personnes qui se détournaient de leur jeu ou de leur verre pour les regarder ne s’intéressaient pas à l’aspect scénique de leur talent.

Tara n’était pas parmi elles. La dernière fois que John Wayne était venu, quelques mois auparavant, elle avait déjà un numéro en solitaire : strip-tease sur fond de musique légère. Rien de bien folichon mais c’était ça ou la porte, ce qui signifiait une déchéance totale à plus ou moins long terme. Entre dénuder son corps et le condamner à une putréfaction rapide elle avait choisi ; vite.

John Wayne se détourna et se trouva face à face avec la moustache taillée en brosse et les petits yeux de fouine d’Adolf Hitler.

— Salut, John Wayne, dit celui-ci en souriant de toutes ses dents aiguës, tu prends un verre ?

— J’en ai déjà un. Par contre, je veux bien m’asseoir un moment avec toi…

— Roulette ou blackjack ?

John Wayne secoua la tête.

— Je ne joue pas. Pas ici. J’ai simplement envie de parler un peu. Si ça te dit…

Adolf Hitler acquiesça et John Wayne le suivit jusqu’à une table libre. Le petit homme était un exécuteur, lui aussi. Spécialité : le lance-flammes. John Wayne avait déjà vu certaines de ses victimes et ce n’était pas très ragoûtant.

— Comment ça va, le boulot, en ce moment ? commença Adolf Hitler sur un ton de conversation polie.

John Wayne fit un signe évasif.

— Normalement… Je ne suis pas surchargé mais j’en ai suffisamment pour bouffer. Et toi ?

Les yeux du petit homme s’allumèrent d’une lueur amusée.

— Pas de problème : on apprécie toujours mes talents d’artiste…

Artiste… Des corps brûlés, recroquevillés sur eux-mêmes et dégageant une odeur de chair carbonisée, c’était ce qu’Adolf Hitler appelait de l’art ! Lorsqu’il s’était choisi un surnom en rentrant dans l’organisation il avait visé juste.

— J’ai vu Blanche-Neige l’autre jour, continua-t-il. Elle mourait d’envie de te revoir, m’a-t-elle dit…

— Ah !

Le moins que l’on ait pu dire est que cela n’était pas réciproque. John Wayne n’aimait pas tellement Blanche-Neige.

Bien sûr, il avait couché avec elle, comme tout le monde, lors de leur période d’entraînement, mais il n’en gardait pas un bon souvenir, plutôt quelque chose ressemblant à de la nausée. Pourtant elle était très belle, plus que la plupart des femmes qu’il avait connues, mais quelque chose en elle le rebutait ; sa froideur sans doute… Et pourquoi avait-elle choisi de se nommer Blanche-Neige, comme l’héroïne du conte de Grimm ? Peut-être par dérision, parce qu’elle s’habillait toujours en noir ; peut-être parce qu’elle frappait ses victimes impitoyablement, en silence…

La musique s’interrompit un instant, avant que l’orchestre n’attaque l’introduction d’une vieille chanson américaine, à la mélodie douce et nuancée.

Une voix féminine s’éleva dans le théâtre, pleine, déchirante, faisant résonner les mots anciens jusque dans les moindres recoins des plus hauts balcons. John Wayne manqua de s’étouffer avec une gorgée de whisky : cette voix, c’était celle de Tara !

Il se précipita vers la rambarde : elle était là, debout devant le micro, vêtue d’une robe pailletée qui – image de marque oblige – découvrait une jambe et un sein, et elle chantait. Il n’aurait jamais pensé qu’elle pût le faire aussi bien.

When your heart’s on fire, smoke gets in your eyes.

Tara poussa la dernière note de la chanson dans une improbable nuance aiguë – reprenant l’arrangement popularisé par ce vieux groupe américain : les Platters – et, alors que l’orchestre se préparait à entamer un autre morceau, John Wayne battit frénétiquement des mains, ce qui focalisa tous les regards vers lui. À première vue, il avait été le seul à trouver à la chanteuse des qualités non strictement visuelles…

De la scène, Tara leva les yeux dans sa direction et, l’apercevant, lui fit un petit signe amical avant de disparaître dans les coulisses : le numéro suivant n’attendait pas.

John Wayne adressa quelques mots d’excuse à Adolf Hitler et se dirigea vivement vers la loge où il avait laissé la fille Guernot ; lorsqu’il l’atteignit, la porte était ouverte et la lumière allumée. Pour être là aussi vite, Tara avait dû prendre l’ascenseur. Elle attendait, au milieu de la pièce, les poings serrés sur ses hanches un peu larges. Ses cheveux roux et bouclés encadraient un visage aux traits fermés.

— J’attends tes explications, Marc ! dit-elle sèchement en désignant la fille.

— Originale, ta façon de dire bonjour à un vieil ami…, fit John Wayne en s’avançant vers elle, bras tendus.

Elle coupa court à son élan, d’un geste brusque.

— Je ne plaisante pas, Marc. Que fait cette poule de luxe dans ma loge ?

John Wayne poussa un soupir découragé et se laissa tomber sur un fauteuil. Autant le lui dire, puisque de toute façon elle allait exiger de le savoir avant d’accepter ce qu’il allait lui demander.

— Ce n’est pas une poule, dit-il. C’est la fille de l’un des plus importants truands parisiens et je voudrais que tu t’occupes d’elle pendant un jour ou deux.

— Non !

Sa réponse avait fusé sans hésitation. John Wayne lui dédia son plus beau sourire et tenta une nouvelle approche ; il ne s’attendait pas à ce qu’elle accepte du premier coup.

— Quand je l’ai trouvée, elle avait été enlevée par un rival de son père et j’ai commis l’erreur de m’embarrasser d’elle. Maintenant je ne peux rien faire : si j’essaie de la ramener chez elle ils me prendront à coup sûr pour son ravisseur et je me ferai tirer dessus…

— C’est ton métier, non ?

— Seulement quand je suis payé pour ! dit John Wayne. Ce que je te demande, c’est juste de la garder ici en attendant que la came qu’ils lui ont refilée cesse de faire effet et qu’elle puisse regagner la maison familiale toute seule, comme une grande fille bien sage.

Tara le fixa encore quelques instants de ses yeux furibonds puis éclata de rire et vint passer ses bras autour de son cou. Il lui donna un chaste baiser sur les lèvres.

— Tu ne changeras jamais, Marc, dit-elle, riant toujours. Il n’y a que toi pour te fourrer dans des situations impossibles qui ne te regardent même pas. Pourquoi tu ne l’emmènes pas chez toi, la petite ?

John Wayne haussa les épaules.

— C’est tellement petit que j’ai déjà du mal à respirer tout seul. Et puis, si elle se réveille là-bas, elle va prendre peur et ameuter tout le quartier avant que j’aie eu le temps de lui expliquer que je n’en veux ni à sa vie ni à sa vertu. Tandis que si c’est une autre femme qui l’accueille au sortir des bras de Morphée, tout se passera bien… Tu peux faire ça pour moi, Tara ? S’il te plaît ?

Elle s’écarta de lui, entrouvrant dans le mouvement son peignoir d’éponge ; en dessous, elle portait toujours son impudique costume de scène : elle s’était un peu empâtée depuis qu’ils n’étaient plus amants mais son corps était toujours celui d’une jeune et jolie femme.

Elle sembla hésiter pendant une fraction de seconde puis renvoya ses cheveux en arrière d’un geste décidé.

— D’accord, Marc, dit-elle. Je veillerai sur ta protégée, mais si j’ai le moindre ennui à cause de ça je t’en tiendrai pour responsable.

John Wayne bondit sur ses pieds et la serra dans ses bras.

— Tara, tu es un ange ! s’exclama-t-il. Dès qu’elle se réveillera, explique-lui vaguement ce que je t’ai raconté et dis-lui de rentrer chez elle. Ensuite tu pourras t’en laver les mains.

Il desserra son étreinte. Dans les yeux verts de Tara il lisait une amitié profonde et vraie qui lui faisait du bien.

— Je vais m’en aller maintenant, dit-il comme à regret. Je t’appellerai demain.

Elle acquiesça en souriant et l’attira de nouveau vers elle pour un baiser d’adieu.